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lundi 29 février 2016

Delacroix sur le mysticisme



Les grands mystiques chrétiens, Henri Delacroix (1908) Préface, viii-xv

« Dans les sociétés religieuses où l’individu est séparé du divin, où l’époque et les moyens de communiquer avec le divin sont strictement réglés, où la manipulation de ces moyens est attribuée à un groupe privilégié, où ces moyens extérieurs sont considérés comme conférant à l’individu une portion de la force divine et non point, avec la disparition de son individualité, la réalité divine elle-même, où l’énergie divine le pénètre sans le détruire, le mysticisme est comme une revanche de l’individu dans son aspiration au divin, et un essai de prise de possession de la divinité par la conscience individuelle. Par-delà le divin extériorisé dans une église, dans des rapports de culte, des actes sanctifiants et des états d’âme limités, il tend à réaliser en lui-même le divin et la première condition ou le premier effet de cette réalisation est une transformation de la personnalité. Cette aspiration mystique est, jusqu’à un certain point, reconnue et approuvée par la société religieuse ; et le contemplatif joue un rôle dans l’économie du salut universel.

En même temps le mysticisme est une revanche de l’intuition contre la connaissance discursive. La tendance à penser d’un coup la totalité des choses, à en condenser l’essence dans une connaissance totale et instantanée, à atteindre ainsi l’être même dans son fond et dans sa spontanéité par une appréhension directe exclusive des différences et de la distinction, par conséquent étrangère à la raison, est aussi ancienne que la connaissance rationnelle. Les cosmogonies et les théologies sont des essais d’explication de l’univers, des systèmes plus ou moins rationnels, qui représentent dans une religion donnée, la multiplicité, la hiérarchie et le développement des formes de l’être ; elles explicitent en relations des principes. Or cet intellectualisme, presque toujours et partout, a eu pour antagoniste un intuitionnisme dédaigneux des relations et épris d’absolu. C’est de cette tendance que se forme le mysticisme philosophique, adversaire ou complément de la métaphysique rationnelle, le mysticisme qui a pour objet l’intuition intellectuelle et qui affirme l’existence au-dessus de la raison d’une faculté privilégiée capable d’atteindre l’absolu qui est au-dessus des choses.

Le mysticisme chrétien, comme l’histoire le prouve, a réuni ce double courant. S’il sort de l’aspiration spontanée et quasi sauvage à la déification, que toute religion contient, il a bénéficié aussi de la limitation de l’intelligence et de la connaissance discursive d’une part, et de l’extension intuitive de l’autre, que le monde judéo-grec avait élaborée. Nous y retrouverons celte métaphysique latente.

L’analyse comparée de nos grands mystiques montre, croyons-nous, une succession d’états qui réalisent des exigences communes à tous les mystiques et des exigences particulières au mysticisme chrétien. Chez eux le mysticisme a généralement pour base l’ascétisme ; il est fondé sur le renoncement, sur la mortification, sur la simplification et la concentration de la pensée ; mais il dépasse les moyens qui le préparent, et les étals mystiques n’apparaissent pas comme leurs effets. Le sujet cherche et travaille, niais il ne sait que vaguement ce qu’il cherche et il n’a pas le sentiment de produire ce qu’il trouve ; à un moment donné, l’effort personnel cessant, dans une période de détente, apparaissent les états extatiques : la conscience du monde extérieur et du moi comme individu s’obnubilent ou cessent et autour d’une intuition confuse, qui apparaît spontanément, et qui est éprouvée divine par sa spontanéité, par sa confusion et par son empire, s’organisent des sentiments d’exaltation et de joie.

C’est ainsi que le mystique atteint d’abord Dieu dans son fond, au-delà des limites qui, pour le christianisme ordinaire, séparent même dans les élans les plus sublimes de la prière, la créature du créateur, et la nature pécheresse de la grâce qui justifie, au-delà des formes de la tradition et des déterminations de l’intelligence. Il se libère de lui-même, et dans un état d’âme qu’il ne peut produire à son gré, et auquel il ne peut résister, il éprouve une plénitude ineffable « sans forme et sans manière d’être, et riche pourtant de toutes les formes et de toutes les manières d’être ». Ce ne sont plus des états rapportés à un Dieu extérieur comme à leur cause et à leur objet, c’est la présence divine elle-même, intérieurement éprouvée, et qui tend à se substituer au moi. Passivité, présence divine, obnubilation du sentiment du moi et des fonctions mentales sur lesquelles il repose, sont les marques de cet état mystique. L’effacement du moi et l’envahissement de la conscience par un état d’exaltation qui s’impose font justement que cessent toutes les déterminations et toutes les relations qui constituaient la conscience de l’âme comme distincte de Dieu, même dans les sentiments qu’elle éprouve à l’égard de Dieu et qu’elle rapporte à Dieu comme à \ leur cause. Il n’y a plus de moi pour s’attribuer des états, pour les provoquer et les contenir ; il n’y a plus que des états envahissants, l’invasion de la présence divine.

Mais l’extase n’épuise pas l’aspiration mystique ; elle n’est pas continue. Lorsqu’il en sort, le sujet se retrouve lui-même, dans le moi dont il voulait s’affranchir, dont il s’est affranchi un moment, La vie naturelle reparaît. Ceux qui ne franchissent point ce degré oscillent entre un étal où ils ne sont plus eux-mêmes, et un autre où ils se retrouvent avec toutes leurs limitations. La vie ordinaire bénéficie sans doute de l’exaltation de l’extase, et la plupart du temps le sujet en sort tonifié. Mais ceux qui aspirent à se perdre complètement, à quitter la forme du moi, et à vivre tout jamais dans la passivité divine, sont entraînés par une contrainte intérieure au-delà de ce premier état.

L’extase, en se prolongeant, deviendrait une mortelle léthargie. Elle suspend ou abolit des fonctions sans lesquelles il n’est point de vie active ; à durer, elle enchaînerait l’individu à une sorte de torpeur sacrée, toujours plus ténébreuse. Les mystiques indous, entraînés par une doctrine qui affirme le néant de toutes choses, par la négation sociale de l’individualité, et par une négation intérieure qui s’exprime en amour de l’inaction et de l’inconscience, poussent l’extase jusqu’à une sorte de suicide psychologique. La suppression de la vie est le terme auquel ils semblent tendre ; les phases intermédiaires entre les périodes d’inconscience ne sont qu’une restauration passagère de l’apparence.

Le mystique chrétien, celui dont la passivité mystique envahit toute la vie, qui ne se satisfait pas d’une communion brève avec la divinité, même si elle illumine et féconde les retours à la vie naturelle — et qui pourtant ne veut point subir comme Dieu intérieur un néant inactif, substitue à l’extase un état plus large, où la conscience permanente du divin ne suspend pas l’activité pratique, où l’action et la pensée précises se détachent sur ce fond confus, où la disparition du sentiment du moi et le caractère spontané et impersonnel des pensées et des tendances motrices inspirent au sujet l’idée que ces actes. ne sont point de lui mais d’une source divine et que c’est Dieu qui vit et agit en lui. L’abolition du sentiment du moi, la conscience d’une vie divine continue, dans l’exaltation et la béatitude, l’inhibition de la réflexion et de la volonté par la spontanéité subconsciente orientée vers la vie et qui livre tout achevées ses inspirations et ses impulsions, caractérisent cet état théopathique. Ce qui ne se prêle pas à la déification, les états irréductibles, est rejeté à une nature inférieure, à une conscience comme séparée de la conscience principale.

Cette impersonnalité continue et progressive, qui d’un fond de béatitude et de puissance obscure, laisse surgir comme des décrets absolus et des créations que rien ne prépare, les pensées et les mouvements directeurs d’actions, est un état plus complexe que l’extase et qui satisfait en mémo temps aux exigences de l’action et de la contemplation. Il répond à une nature qui ne nie de la vie que la forme individuelle et qui est dirigée vers l’action. Il y a chez les grands mystiques une richesse naturelle, un esprit de conquête, un besoin d’expansion, qui contraste, au premier abord, avec leur intuitionnisme foncier. Le monde leur est prétexte à des étals si profonds et si confus que toute conscience du monde s’évanouit, et il leur est prétexte aussi à une action si précise et si énergique qu’elle ébauche un monde nouveau. Prophètes, réformateurs et conducteurs d’hommes, ils épanchent au dehors une exubérance d’action, qu’ils subissent et qui les entraîne : c’est un Dieu intérieur, qui, dans son repos même, opère et qui construit des choses sur un fond d’infinité.

Cette aptitude à la fois à l’intuition et à l’action, cette nature intuitive active est soutenue par une doctrine qui affirme la réalité des choses et la nécessité de l’action. Pour le christianisme le monde est l’œuvre de Dieu ; la puissance infinie s’est exprimée dans les êtres. Sans doute il y a dans chaque être une force qui en s’opposant à Dieu, se fait étrangère à lui ; mais la pénétration de la grâce divine dans l’âme l’enchaîne. Le Dieu créateur et sanctificateur est le principe de la vie naturelle et de la vie surnaturelle ; l’Homme Dieu, le Verbe incarné est la raison du monde et la réalisation parfaite de la grâce divine, le type de l’âme régénérée, la régénération mémo. L’action véritable est celle qui imite l’action divine et qui travaille au dedans à la régénération de l’homme, au dehors à celle de l’humanité. De même le Dieu ineffable de la métaphysique néoplatonicienne, le Dieu de l’extase est en même temps le Dieu de la vie, le Dieu de la pensée claire et de l’action discursive : il supporte la hiérarchie des formes de l’être, et à chaque degré fait la vie et la solidité.

Le mysticisme chrétien est orienté à la fois vers le Dieu inaccessible, où disparaît toute détermination et vers le Dieu Logos, le Verbe Dieu, raison et sainteté du monde. Malgré les apparences parfois contraires de l’absorption dans le Père, il est au fond le mysticisme du Fils. Il aspire à faire de l’âme un instrument divin, un lieu où la force divine se pose et s’incarne, l’équivalent du Christ, et l’âme désappropriée et déifiée est entraînée par la motion divine aux œuvres du salut. Les mystiques chrétiens soutenus par l’exigence de leur nature et par la doctrine qui les enveloppe, ne suppriment donc point l’action, mais seulement l’action individuelle, c’est-à-dire non seulement tous les actes qui relèvent de la concupiscence, mais aussi tous ceux qui ont leur origine dans le sujet lui-même et qu’il s’attribue. Le Quiétisme même, qu’on a si souvent accusé d’inaction et d’oisiveté, ne veut pas renoncer à agir, mais il veut n’agir seulement que par dépendance du mouvement de la grâce, c’est-à-dire selon un certain type psychologique d’activité.

L’état théopathique, cette sorte de somnambulisme divin, d’automatisme général, dont nous verrons de bien curieuses descriptions, satisfait toutes les conditions que nous avons dégagées ; dans l’effacement de la conscience du moi, il permet l’action au dehors, et il la fait naître de la conscience même du divin. Les inspirations et les mouvements, qui le traversent et qui semblent venir de Dieu même, sont soutenus par l’influence continue de la doctrine et de la morale chrétienne, qui retiennent la subconscience de l’agitation et de la divagation.

Nous avons dit que tous les mystiques chrétiens ne réalisent pas cet état définitif ; il y a, d’après leur propre déclaration, des degrés d’oraison et tous n’atteignent pas aussi haut : il est propre surtout aux grands actifs, et il apparaît chez eux assez tard, comme une solution longtemps désirée et que les exigences de la vie rendent toujours plus nécessaire. '.

Mais, en général aussi, cette solution n’est atteinte qu’après une grande crise. À la période extatique succède souvent une période de sens contraire, des états de tristesse, de misère, de dépression, autour d’une intuition négative d’absence divine. Toute la plénitude de tout à l’heure se transforme en vide et en néant ; on dirait que les valeurs précédentes ont changé de signe. Cette crise, chez certains sujets, va jusqu’à la mélancolie. Les mystiques la considèrent comme une sorte de mort spirituelle ; le moi qui doit disparaître s’exalte dans son néant et sa misère pour mieux s’anéantir. Peut-être est-ce là une interprétation morale du fait, plus qu’une explication psychologique ; peut-être est-il plus sage de dire que ces grands affectifs sont des instables et qu’ils n’atteignent un équilibre définitif qu’après de grandes oscillations ; qu’après avoir refoulé de la conscience, dans la période extatique, tous les éléments de trouble et de peine, ils les éprouvent plus vigoureusement, lorsque les conditions favorables à l’extase heureuse ont cessé ; qu’il y a dans les grands thèmes intuitifs, qui se développent sans contrepoids, le péril de l’état contraire et de l’émotion contrastante. Nous examinerons ces raisons et d’autres encore, quand il en sera temps. Mais les mystiques n’ont pas absolument tort, car l’interprétation qu’ils donnent de ce fait, répond au sens pratique qu’ils en tirent et à l’usage qu’ils en font. Quelles que soient les causes qui produisent cet état, ils en font une crise morale, où ils se purifient de leur attachement à eux-mêmes, où ils achèvent de perdre le sentiment de la valeur de la personnalité ; ils s’y abandonnent définitivement, par dégoût et par impuissance du moi et de l’action personnelle, c’est-à-dire réfléchie et volontaire, aux mouvements de la subconscience. Le mystique conquiert ainsi tous les états d’âme, toute l’échelle des sentiments humains, de l’extrême joie à l’extrême détresse ; il y a en lui une puissance considérable d’organisation qui se fait une route de tout ce qui s’oppose à sa route. Il s’installe dans la maladie, comme dans la santé ; il exploite la dépression hypomaniaque, la désagrégation de la conscience, les troubles psychiques ou névropathiques pour son système définitif.

Tel est dans les grandes périodes et dans sa direction le grand mysticisme catholique. Il est progressif et systématique. Des observations précises permettent, croyons-nous, d’en retracer le cycle évolutif. C’est cette idée d’un devenir et d’une progression qu’il importe de mettre au premier plan parce que c’est elle qu’on a le moins vue. La plupart des psychologues ont cru que l’extase était l’état caractéristique des mystiques chrétiens, et que, hors de l’extase, ils se retrouvaient dans la condition commune des chrétiens ; c’est de celte manière aussi que certains théologiens ont vu les choses. Mais c’est là méconnaître justement l’originalité des grands mystiques chrétiens ; au mysticisme intermittent et alternant de l’extase, ils substituent un mysticisme continu et homogène. La transformation de la personnalité à laquelle ils parviennent ne s’opère que peu à peu et par une série d’états dont l’extase est le plus humble. Ils passent de la conscience du moi individuel à la conscience du moi absolu par série d’états dont l’extase est le plus humble. Ils passent de la conscience du moi individuel à la conscience du moi absolu par une série de vicissitudes « qui forment l’intérieur, comme les saisons forment l’année ». Il n’y a qu’à les lire pour dégager le processus que nous décrivons ici. Si l’on peut contester leur interprétation, qui consiste à croire que ce développement est la réalisation intérieure de Dieu qui se donne à eux par un rythme de contraires et si l’on peut lui substituer une interprétation psychologique qui explique et les faits et l’apparence de transcendance qu’ils oui pour le sujet qui les subit, une analyse sévère permet de reconnaître comme réels, vécus, éprouvés, ces faits eux-mêmes et leur succession. La psychologie générale nous fournit, du reste, leurs équivalents et, confirmant l’histoire, nous permet de les admettre et de les comprendre.

Il va sans dire que la réalité complique singulièrement ce schéma. La substitution de la passivité et de la subconscience à la conscience personnelle ne donne pas toujours des états de même qualité et de même sens ; il y a un automatisme démoniaque comme un automatisme divin. Le mystique, peu à peu envahi par Dieu, subit parfois les assauts du démon ; il s’organise en lui comme l’ébauche d’une possession démoniaque ; Une lutte entre ces deux formes d’automatisme. Mais les états à lutte entre ces deux formes d’automatisme. Mais les états démoniaques ne parviennent pas à s’achever, à se systématiser. Néanmoins, ils jouent un rôle, par leur antagonisme mémo, dans le progrès de la systématisation divine.

De même, l’état de rêve, où sont données les intuitions extatiques, laisse souvent passer des images, visions ou paroles, qui enrichissent et compliquent les états d’oraison. Un Dieu explicite, que l’on voit et qui parle, se projette du Dieu ineffable ; les mouvements secrets de la subconscience ainsi précisés et objectivés s’imposent comme une réalité étrangère et dirigent la conduite.

C’est ainsi que nous voyons s’édifier sous nos yeux une grande forme de vie humaine. Jamais peut-être la recherche de l’Absolu n’a été poussée si loin, ni par de si ardents chercheurs. Nous savons leurs faiblesses, les tares nerveuses qui les stigmatisent, les accidents nerveux qui compliquent les états d’oraison. Mais il serait faux de ne voir qu’eux et d’assimiler les grands mystiques à de simples convulsionnaires. Ils ont condensé la vie en quelques thèmes simples et riches qu’ils développent avec une rigueur dialectique ; et dans leur apparent oubli du monde et de l’individualité s’organise une énergie créatrice qui se développe avec une nécessité indomptable. »


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