samedi 17 août 2013

Platon sur l'âme immortelle


L’inscription du temple de Saïs lisait : "Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n’a encore levé le voile qui me couvre." Dans le dixième livre des Lois de Platon, l’Athénien parle de gens qui ne croient pas en l’existence des dieux, en reprenant une partie de la formule du temple de Saïs :
« Certains prétendent que toutes les choses qui existent, ont existé et existeront doivent leur origine, les unes à la nature, les autres à l'art, les autres au hasard. » 
« Ils disent que le feu, l'eau, la terre et l'air sont tous produits par la nature et le hasard, et qu'aucun d'eux ne l'est par l'art, et que c'est de ces éléments entièrement privés de vie que les corps de la terre, du soleil, de la lune et des astres se sont formés par la suite. Ces premiers éléments, emportés au hasard par la force propre à chacun d'eux, s'étant rencontrés, se sont arrangés ensemble conformément à leur nature, le chaud avec le froid, le sec avec l'humide, le mou avec le dur, et tout ce que le hasard a forcément mêlé ensemble par l'union des contraires ; et le ciel entier avec tous les corps célestes, les animaux et toutes les plantes, avec toutes les saisons que cette combinaison a fait éclore, se sont trouvés formés de cette façon, non point, disent-ils, par une intelligence, ni par une divinité, ni par l'art, mais, comme nous le disons, par la nature et par le hasard. »
« Tout d'abord mon bienheureux ami, ils prétendent que les dieux n'existent point par nature, mais par art et en vertu de certaines lois, et que ces dieux diffèrent suivant que chaque peuple s'est entendu avec lui-même pour les imposer dans sa législation ; que la morale aussi est autre suivant la nature, et autre suivant la loi ; que la justice non plus n'existe pas du tout par nature, mais que les hommes sont toujours en contestation à son sujet et y font des changements continuels, et que les dispositions nouvelles qu'il ont adoptées s'imposent aussitôt avec l'autorité qu'elles tiennent de l'art et des lois, et non de la nature. Voilà, mes amis, ce que nos sages débitent à la jeunesse, soutenant que les prescriptions que le vainqueur impose par violence sont d'une justice parfaite. De là les impiétés qu'on voit chez les jeunes gens, quand ils pensent que les dieux ne sont pas tels qu'ils doivent se les représenter pour obéir à la loi ; de là les séditions, parce qu'ils sont attirés vers une vie conforme à la nature et qui consiste à dominer véritablement les autres et à ne point les servir conformément à la loi. »
Ces gens, qui soutiennent une telle doctrine regardent le feu, l'eau, la terre et l'air comme les premiers de tous les êtres, et c'est à eux qu'ils donnent le nom de nature et c'est d'eux que l'âme tire ensuite son origine. L’Athénien va alors prouver que l’âme, le principe moteur qui se meut lui-même , est antérieur au corps. 
« Quand une chose produit du changement dans une autre et que celle-ci en meut successivement d'autres, y a-t-il jamais parmi ces choses un principe de changement, et comment, lorsqu'elle est mue par une autre, pourrait-elle être la première motrice ? Cela est impossible. Mais lorsqu'une chose qui s'est mise elle-même en mouvement cause du changement dans une autre, et celle-ci dans une troisième et qu'il y a ainsi des milliers et des milliers de choses mues, est-ce qu'il y a pour elles un autre principe de tous ces mouvements que le changement de celle qui s'est mue elle-même ? » 
L’âme, le principe qui se meut lui-même, est donc antérieure à la nature, c’est-à-dire le feu, l'eau, la terre et l'air, qui produisent à leur tour des milliers et des milliers de choses mues. Si donc une substance de terre, eau ou feu, simple ou composée, produit du mouvement, on la dit vivante, animée.

L’âme est alors définie comme le mouvement capable de se mouvoir lui-même. Elle est ainsi la cause de tout, « la cause des biens et des maux, des belles choses et des laides, du juste et de l'injuste et de tous les contraires ». 
« L'âme gouverne donc tout ce qui est dans le ciel, sur la terre et dans la mer, par les mouvements qui lui sont propres et qu'on nomme volonté, examen, prévoyance, délibération, opinion vraie ou fausse, joie, chagrin, confiance, crainte, haine, affection, et par tous les mouvements parents de ceux-là, qui sont les premières causes efficientes et qui, s'adjoignant pour les seconder les mouvements des corps, produisent dans tous les êtres l'accroissement et le dépérissement, la division et la composition et les effets qui s'ensuivent, comme la chaleur et le refroidissement, la pesanteur et la légèreté, la dureté et la mollesse, le blanc et le noir, la rudesse et la douceur, et tous les mouvements qui sont au service de l'âme, qui, s'adjoignant toujours dans sa marche régulière l'intelligence qui est une déesse, gouverne avec sagesse et conduit tout au bonheur, au lieu que, si elle s'associe à l'imprudence, elle effectue tout le contraire. » « si toute la marche et la révolution du ciel et de tous les corps célestes sont de la même nature que le mouvement, la révolution et les raisonnements de l'intelligence et vont d'accord avec elle, il est évident qu'on doit en conclure que c'est la bonne âme qui s'occupe de tout l'univers et le conduit dans la voie qu'il suit. »
Les traductions des extraits des Lois ci-dessus sont d'Emile Chambry

« L’âme commande et le corps obéit », dit encore l’Athénien.

Platon donne d'autres précisions sur l'âme dans le Phédon.

XXVIII. — Considère encore la question de cette façon. Quand l’âme et le corps sont ensemble, la nature prescrit à l’un d’être esclave et d’obéir, à l’autre de commander et d’être maîtresse. D’après cela aussi, lequel des deux te paraît ressembler à ce qui est divin et lequel à ce qui est mortel ? Mais peut-être ne crois-tu pas que ce qui est divin est naturellement fait pour commander et pour diriger, et ce qui est mortel pour obéir et pour être esclave ?
— Si, je le crois.
— Alors auquel des deux ressemble l’âme ?
— Il est évident, Socrate, que l’âme ressemble à ce qui est divin et le corps à ce qui est mortel.
— Examine à présent, Cébès, reprit Socrate, si, de tout ce que nous avons dit, il ne résulte pas que l’âme ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et que le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. Pouvons-nous alléguer quelque chose contre ces raisons et prouver qu’il n’en est pas ainsi ?
— Non.
XXIX. — Alors, s’il en est ainsi, n’est-il pas naturel que le corps se dissolve rapidement et que l’âme au contraire soit absolument indissoluble ou à peu près ?
— Sans contredit.
— Or, tu peux observer, continua-t-il, que lorsque l’homme meurt, la partie de lui qui est visible, le corps, qui gît dans un lieu visible et que nous appelons cadavre, bien qu’il soit naturellement sujet à se dissoudre, à se désagréger et à s’évaporer, n’éprouve d’abord rien de tout cela et reste comme il est assez longtemps, très longtemps même, si l’on meurt avec un corps en bon état et dans une saison également favorable ; car, quand le corps est décharné et embaumé, comme on fait en Égypte, il demeure presque entier durant un temps infini, et même quand il est pourri, certaines de ses parties, les os, les tendons et tout ce qui est du même genre, sont néanmoins presque immortels. N’est-ce pas vrai ?
— Si.
— Peut-on dès lors soutenir que l’âme, qui s’en va dans un lieu qui est, comme elle, noble, pur, invisible, chez celui qui est vraiment l’Invisible, auprès d’un dieu sage et bon, lieu où tout à l’heure, s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi, que l’âme, dis-je, pourvue de telles qualités et d’une telle nature, se dissipe à tous les vents et périsse en sortant du corps, comme le disent la plupart des hommes ? Il s’en faut de beaucoup, chers Cébès et Simmias ; voici plutôt ce qui arrive. Si, en quittant le corps, elle est pure et n’entraîne rien du corps avec elle, parce que pendant la vie elle n’avait avec lui aucune communication volontaire et qu’au contraire elle le fuyait et se recueillait en elle-même, par un continuel exercice ; et l’âme qui s’exerce ainsi ne fait pas autre chose que philosopher au vrai sens du mot et s’entraîner réellement à mourir aisément, ou bien crois-tu que ce ne soit pas s’entraîner à la mort ?
— C’est exactement cela.
— Si donc elle est en cet état, l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement avec les dieux le reste de son existence. Est-ce là ce que nous devons croire, Cébès, ou autre chose ?
— C’est cela, par Zeus, dit Cébès.

Traduction d’Émile Chambry

Dans ces passages, deux doctrines s’opposent. Ou bien, comme toute autre chose, l’âme est un produit de la nature, c’est-à-dire des trois ou quatre éléments, ou bien c’est l’âme qui anime les éléments, qui les organise et qui leur donne vie. Une vision plutôt matérialiste contre une version plutôt spiritualiste.

Il y a également une séparation nette entre l’âme et le corps. L’âme est un moteur qui se meut de lui-même et qui met en mouvement les éléments. « L’âme commande et le corps obéit ». A cet effet, l’âme s’adjoint « toujours dans sa marche régulière l'intelligence qui est une déesse, gouverne avec sagesse et conduit tout au bonheur. » L’âme est divin, c’est-à-dire immortel, et le corps est mortel. L’âme de Platon et de Socrate, peut, une fois séparée du corps, des éléments, s’en aller vers ce qui lui est semblable, « vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage » et passer véritablement le reste de son existence avec les dieux.

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