Le sentiment d’exister, François Flahault, pp. 54-55
« Les doctrines de salut se distinguent de ce qu’on pourrait appeler les paganismes - conceptions du monde qui ont été en usage durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité et qui aujourd’hui encore sont partagées-par le plus grand nombre. Comme le dit justement Marc Augé[1], « la vraie différence entre christianisme et paganisme passe en fait par des représentations différentes de la vie, de l’homme et, plus précisément, de l’individu » ; « christianisme et paganisme constituent deux anthropologies distinctes et inconciliables ». Les paganismes en effet, loin de se fonder sur l’espérance d’un dépassement de la condition humaine, voudraient aider chacun à s’intégrer au monde social et naturel qui l’entoure : c’est dans ce monde boiteux qu’ils s’efforcent de bâtir l’imparfaite demeure de l’homme. Lorsqu’ils se réfèrent à un ordre cosmique, ils ne le font donc pas pour déprécier la vie en société, mais au contraire pour soutenir celle-ci. Les conceptions véhiculées par les paganismes — mais aussi, d'une manière générale, par le sens pratique — proposent donc des aménagements, c’est-à-dire des améliorations partielles, des solutions viables ici mais non ailleurs, des remèdes qui, tout en ayant une certaine efficacité, ne suppriment pas le mal. Le propre d’une doctrine de salut, que celle-ci soit philosophique, religieuse ou politique, c’est au contraire de refuser l’incomplétude : penser l’être humain, c’est l’inscrire dans un horizon de complétude, grâce à un dualisme (esprit/matière) ou un manichéisme[2]. Les doctrines de salut proposent donc une solution aux difficultés de la condition humaine. Réparation, Rédemption, Révolution. L’humanité est malade : voici le remède. Voici le rivage, voici le port qui permettra d’échapper aux malheurs d’une navigation incertaine. Nous sommes pris dans les chaînes du monde matériel, de la dépendance, des vains désirs, de l’aliénation, de l’oppression : voici le saut libérateur qui conduit au véritable être-soi. »
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[1] M. Augé, Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 66 et 101.
[2] Comme l’a bien montré Norman Cohn dans son excellent ouvrage Cosmos, chaos et le monde qui vient, Allia, 2000.
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