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mercredi 23 décembre 2015

Paganisme et doctrines de salut (F.Flahaut)



Le sentiment d’exister, François Flahault, pp. 54-55

« Les doctrines de salut se distinguent de ce qu’on pourrait appeler les paganismes - conceptions du monde qui ont été en usage durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité et qui aujourd’hui encore sont partagées-par le plus grand nombre. Comme le dit justement Marc Augé[1], « la vraie différence entre christianisme et paganisme passe en fait par des représentations différentes de la vie, de l’homme et, plus précisément, de l’individu » ; « christianisme et paganisme constituent deux anthropologies distinctes et inconciliables ». Les paganismes en effet, loin de se fonder sur l’espérance d’un dépassement de la condition humaine, voudraient aider chacun à s’intégrer au monde social et naturel qui l’entoure : c’est dans ce monde boiteux qu’ils s’efforcent de bâtir l’imparfaite demeure de l’homme. Lorsqu’ils se réfèrent à un ordre cosmique, ils ne le font donc pas pour déprécier la vie en société, mais au contraire pour soutenir celle-ci. Les conceptions véhiculées par les paganismes — mais aussi, d'une manière générale, par le sens pratique — proposent donc des aménagements, c’est-à-dire des améliorations partielles, des solutions viables ici mais non ailleurs, des remèdes qui, tout en ayant une certaine efficacité, ne suppriment pas le mal. Le propre d’une doctrine de salut, que celle-ci soit philosophique, religieuse ou politique, c’est au contraire de refuser l’incomplétude : penser l’être humain, c’est l’inscrire dans un horizon de complétude, grâce à un dualisme (esprit/matière) ou un manichéisme[2]. Les doctrines de salut proposent donc une solution aux difficultés de la condition humaine. Réparation, Rédemption, Révolution. L’humanité est malade : voici le remède. Voici le rivage, voici le port qui permettra d’échapper aux malheurs d’une navigation incertaine. Nous sommes pris dans les chaînes du monde matériel, de la dépendance, des vains désirs, de l’aliénation, de l’oppression : voici le saut libérateur qui conduit au véritable être-soi. »

***


[1] M. Augé, Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 66 et 101.

[2] Comme l’a bien montré Norman Cohn dans son excellent ouvrage Cosmos, chaos et le monde qui vient, Allia, 2000.

samedi 5 décembre 2015

Le passé de Dieu



Animation de Nina Paley, Exodus 32: 27


Extrait de La violence monothéiste de Jean Soler, pages 242-243
3. Un peuple à part (exterminer les Cananéens)

Pour que le peuple hébreu ne soit pas séduit par d’autres dieux que Iahvé, il doit rester « séparé » des autres peuples, parce que ces derniers ont des dieux différents. Dans ce but, il ne doit pas seulement s’abstenir de fréquenter les « nations étrangères » (les goyim), de partager leurs repas, de leur donner des filles ou d’en épouser, il faut qu’il extermine tous les étrangers qui occupent la Terre promise. Moïse l’affirme avec force :
« Quand Iahvé, ton dieu, les aura livrées devant toi [les nations de Canaan], et que tu les auras battues, tu les voueras à l’anathème [...]. Car tu es un peuple saint pour Iahvé, ton dieu, c’est toi que Iahvé, ton dieu, a choisi pour devenir son peuple de J prédilection d’entre tous les peuples qui sont à la surface de la terre. »[1]
« Anathème » traduit l’hébreu hérem, qui désigne, très précisément, le devoir de massacrer tous les habitants et parfois tous les êtres vivants d’une cité conquise. C’est ce que fera Josué après la prise de Jéricho : « Ils vouèrent à l’anathème tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, et jusqu’aux bœufs, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée. »[2] Trente villes subissent le même sort : « Ainsi Josué battit tout le pays [...]. Il ne laissa pas un seul survivant et voua tout être vivant à l’anathème, comme Iahvé, le dieu d’Israël, l’avait ordonné. »[3]

Voilà le thème biblique le plus occulté, le plus embarrassant pour les fidèles du Dieu unique, qu’ils soient juifs ou chrétiens - car les chrétiens soutiennent que 1’ « Ancien Testament » préfigure, annonce et justifie le « Nouveau ». Aux yeux de certains Juifs, le seul fait de se référer à ces textes passe pour un acte antisémite. Pourquoi devraient-ils se sentir agressés ? Est-ce que les Français prétendus « de souche » vont accuser d’antigallicisme quelqu’un qui rappellerait que leurs ancêtres les Gaulois pratiquaient des sacrifices humains, comme en témoigne, entre autres, Jules César? Des exégètes soutiennent que les Hébreux n’ont jamais commis ces massacres. Les récits en question seraient allégoriques. Mais pourquoi les rédacteurs les présentent-ils comme des événements historiques? D’autres commentateurs assurent que, dans ces temps lointains, les guerres étaient sans pitié. Croyez-vous, disent ils, que les Grecs ont été cléments quand ils ont pris Troie, après un siège de dix ans ? Et pendant la guerre du Péloponnèse, n’y a-t-il pas eu des massacres dont Thucydide fait état ? Et les Romains, quand ils se sont emparés de Carthage, la cité « qu’il fallait détruire », se sont-ils montrés bienveillants ? Et quand ils ont pris Jérusalem, abattu ses murs et incendié son temple, ont-ils fait dans la dentelle ? Pour en revenir au monde sémitique de l’Antiquité, est-ce que les Assyriens n’étaient pas cruels, comme leurs annales le prouvent ? Et les Babyloniens qui ont conquis Jérusalem, étaient-ils des enfants de chœur ? Certes, mais les tueries commises, selon la Bible, par les Hébreux ont deux traits qui ne se trouvent ensemble nulle part ailleurs. En premier lieu, elles ont été ordonnées par un dieu. Les rédacteurs ne les décrivent pas comme des actes regrettables qui ne pouvaient que révolter un dieu qui avait gravé sur la pierre « TU NE TUERAS PAS ». Ils s’enorgueillissent au contraire que leurs ancêtres aient obéi sans fléchir au commandement divin. En second lieu, ces massacres ont un caractère totalitaire (comment s’exprimer autrement ?) : c’est tous les êtres humains et même tous les êtres vivants qui doivent être tués.

***

[1] Deuteronome 7, 2-6

[2] Josu » 6, 21

[3] Jos 10, 40

mercredi 2 décembre 2015

Loix chrétiennes sur les païens



Extraits de La violence monothéiste de Jean Soler, pages 321-322 et 324-325

« Au temps des premiers empereurs chrétiens, il valait encore mieux être juif que chrétien hérétique ou polythéiste traité de « païen ». Cette dénomination apparaît dans une loi de 409 - un siècle après la conversion de Constantin : « ... Les gentiles que l’on appelle communément paganos...» (5, 46). Le paganus est un paysan, ou un villageois, par opposition à l’habitant des villes. Le terme a pris une coloration péjorative comme si, à la campagne, on était forcément arriéré. Peut-être faut-il voir dans le choix de de mot un indice que les milieux ruraux résistaient davantage à la progression du christianisme que le milieu des citadins. Pagani désigné les polythéistes non encore chrétiens, comme si c’était là une preuve de rusticité ou d’esprit peu ouvert ! Le latin gentiles, donné comme synonyme, est la traduction usuelle de l’hébreu goyim, « nations », par lequel les Juifs désignaient les non-Juifs. Il y a là un passage de l’ancien Israël, le peuple juif, au nouvel Israël, le vrai Israël » (verus Israël), comme on dit désormais, le « peuple de Dieu ». Tous ceux qui n’appartiennent pas au « peuple » (transnational) des chrétiens sont l’équivalent des goyim pour les Juifs. L’opposition reste binaire (deux contraires face à face) mais les rôles ont changé de sens.

La lutte contre les cultes polythéistes a pris d’abord la forme d'une interdiction des sacrifices sanglants : « Que cesse la superstition, que la folie des sacrifices soit abolie » (10, 2, 341). Quinze ans plus tard, l’interdit est réitéré et la sanction précisée : « Nous ordonnons de soumettre à la peine capitale ceux dont il serait trouvé qu’ils s’adonnent aux sacrifices ou adorent des idoles » 10, 6, 356). La loi est rappelée encore trente-cinq ans après : Que nul ne se souille par le sacrifice d’animaux, que nul n’immole de victime innocente, que nul ne se rende dans les sanctuaires, que personne ne parcoure les temples, que personne vénère des images (sculptées ou peintes) faites par la main des mortels, sous peine d’être passible de sanctions divines autant qu’humaines » (10, 10, 391). Ces lois signées par un empereur - ou par plus d’un, car ils ont été souvent plusieurs à régner ensemble après Constantin - sont rédigées sans doute par des ecclésiastiques. Ceux-ci prennent à l’Ancien Testament ce qui leur convient : la condamnation des idoles, dans les termes mêmes de la Bible hébraïque, et ils écartent ce qui les gêne : les sacrifices animaux, qui étaient pourtant la principale raison d’être du Temple de Jérusalem. Il est vrai que l’Epître aux Hébreux attribuée à Paul explique que Jésus-Christ a mis un terme aux sacrifices animaux en s’offrant lui-même en sacrifice. L’expression de « victime innocente » employée dans cette loi renvoie à la manière dont les chrétiens parlaient de la Passion : ils comparaient Jésus à un « agneau ».

Pour empêcher les païens de persévérer dans leur erreur, par manque de clairvoyance ou de bonne foi, le meilleur moyen qu’a trouvé le pouvoir christiano-impérial a été de « fermer » les sanctuaires où ces infamies étaient perpétrées : « Il Nous a plu que les temples soient immédiatement fermés en tous lieux et dans toutes les villes et que, leur entrée étant interdite, la possibilité de commettre un délit soit refusée à tous ceux qui sont égarés » (10, 4, 346 etc.). Un demi-siècle plus tard, la décision a été prise de « détruire » les temples ruraux (probablement parce que les paysans ne respectaient pas l’ordre de les fermer) : « S’il existe des temples dans les campagnes, ils seront détruits sans trouble ni désordre. En effet, une fois ceux-ci abattus et supprimés, on aura retiré toute base matérielle à la superstition » (10, 16, 399). Les temples des villes, d’une plus grande qualité, ont été épargnés au nom d’une défense (intéressée) du patrimoine : « Que nul ne tente de détruire les temples vides de tout contenu illicite en se prévalant de Nos sanctions. Nous décrétons en effet que le bon état des bâtiments soit préservé » (10, 18, 399). Une loi ultérieure dit pourquoi : «Les bâtiments mêmes des temples qui sont dans les cités, à l’intérieur ou à l’extérieur des lieux fortifiés, seront revendiqués pour l’usage public. Que les autels soient détruits en tout lieu et que tous les temples situés dans Nos domaines soient reconvertis à des usages appropriés » (10, 19, 407). L’un de ces « usages » a été de transformer les temples en églises. Mais sous l’empereur Théodose II, il n’y a plus eu de demi-mesure : « Nous ordonnons que tous leurs sanctuaires, leurs temples et leurs lieux sacrés, s’il en reste aujourd’hui encore qui soient intacts, soient détruits sur l’ordre des magistrats et purifiés en y plaçant le signe de la vénérable religion chrétienne. Que tous sachent que, s’il était établi devant un juge compétent et par des preuves appropriées que quelqu’un bafouait cette loi, il serait puni de mort » (10, 25, 435). »

[…]

« A l’égard des païens eux-mêmes, indépendamment de leurs lieux de culte, l’évolution suivie de Constantin à Justinien s’est traduite également par une intolérance toujours plus grande.

L’édit de Milan, appelé « édit de tolérance », publié par Constantin en 313, mettait les païens et les chrétiens à égalité. Avec Théodose Ier, empereur de 379 à 395, le christianisme trini- taire s’impose définitivement et devient la religion officielle de l’Empire romain. Les cultes païens publics sont interdits. Et cet empereur d’origine espagnole, chrétien austère, entier et intransigeant, est allé, à la fin de sa vie, jusqu’à interdire les cultes privés : « Que nul, sans exception, quels que soient son origine ou son rang dans les dignités humaines, occupant un poste de pouvoir ou investi d’une charge publique, qu’il soit puissant de par sa naissance ou humble par son origine, sa condition ou son sort, ne sacrifie de victime innocente à des idoles dépourvues de sens, en absolument aucun lieu ni aucune ville. Que nul ne vénère, sacrilège plus discret, son dieu lare par le feu, un génie par du vin pur [1], les pénates par du parfum, ni n’allume de lampes, ne dépose de l’encens ou ne suspende de guirlandes» (10, 12, 312).

[1] Cela rappelle l'offrande d'alcool chez les tibétains présentée dans un ser skyems, destiné aux huit classes de dieux-démons (génies).  

samedi 28 novembre 2015

La religion et la paix



On assiste depuis peu à des paradoxes du style « Moins ils connaissent l'islam, plus ils sont attirés par le djihad », « les recrues de l'islam radical viennent majoritairement (80%) de familles athées », les jihadistes (« ces zombis-haschishin ») sont les frères siamois des victimes du Bataclan, et on écrit ou sousentend  par-ci par-là que le fait d’avoir reçu une éducation religieuse protégerait mieux contre l’embrigadement par l’Islam radical. Ces articles semblent suggérer qu’il vaut mieux avoir le cerveau déjà bien rempli de croyances religieuses, qu’un cerveau vierge de toute religion, pour être moins sensible aux sirènes jihadistes. Non seulement, il n’y aurait pas de lien entre le jihadisme et l’Islam, religion de paix, mais en plus être musulman protégerait mieux contre le jihadisme... S’il ne faut pas faire l’amalgame dans un sens, il ne faudrait pas le faire non plus dans l’autre. Quel type de musulman est mieux protégé contre le jihadisme ? Le musulman éclairé, le musulman modéré, le chiite, le sunnite, le salafiste, le wahhabite...? Seraient-ils tous mieux à l'abri du jihadisme que le premier athée venu ?

Ce genre d’affirmation peut éventuellement être utile à des fins de communication, pour éviter qu’une partie de la population soit stigmatisée dans les temps difficiles que nous vivons, mais la vérité est ailleurs. Une « religion de paix » est d'ailleurs plutôt une contradiction dans les termes. Le terme religion même, qui date de l’époque romaine, avait servi à ériger la religion chrétienne en « religio » (Religio christiana romanaque), pour la distinguer de toutes les superstitions qui avaient cours alors, c’est-à-dire toutes les autres « religions ». Le terme « religio » est alors une violence faite à toutes les autres croyances, surtout si la religion en question est imposée par la force. La religion peut être appelée une « religion de paix », si cette paix prend un sens analogue à celui de « Pax Romana » ou « Pax Americana », une sorte d'empire…

Les religions ont souvent une violence inhérente, notamment les religions monothéistes, (comme le présente Jean Sorel), et qui se dirige à la fois vers les non-croyants à l’extérieur et à l’intérieur de sa communauté, mais aussi vers les croyants de sa propre communauté, si ceux-ci manquaient d’orthodoxie ou ne suivaient pas conformément les préceptes. La violence se trouve dans la loi divine imposée aux adeptes, tout monothéisme confondu, mais de nos jours le plus nettement dans l’Islam, où la charia (« ensemble de normes comme l’émanation de la volonté de Dieu (Shar')) est toujours d’actualité.

Hormis les attentats récents qui sont véritablement hors catégorie, la violence de l'Etat Islamique, qui dit appliquer à la lettre la charia, n’est pas si différente sur le terrain que celle de l’Arabie-Saoudite, qui s’appuie sur la même charia. La loi divine a aussi pour objectif de « sauvegarder contre le feu de l'Enfer ». Une violence homéopathique (en comparaison...) pour éviter une punition éternelle plus qu'improbable, et pour notre propre bien ?

La violence des religions ne se dirige pas seulement contre les hommes mais aussi contre la raison, surtout quand elles opposent une gnose anti-intellectuelle à la raison, car il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages, Et j'anéantirai l'intelligence des intelligents. » (Paul, premier épître aux Corinthiens). « Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. » Ce type de raisonnement conduit à croire en ce qui est absurde, parce que c’est absurde (credo quia absurdum).

En scindant la cité en une cité terrestre et cité céleste, et en ne jurant que par la cité divine, on se livre intégralement à ceux qui « connaissent », interprètent, proclament, et imposent la folie de Dieu. La raison terrestre étant folie aux yeux de Dieu, elle ne peut que causer notre perte. Plus quelque chose est absurde et plus ça doit être vrai… Voilà la violence contre la raison qui est inhérente à la religion, si on interprète celle-ci fidèlement à la lettre. Dérober les hommes de leur foi raisonnable en la raison, voilà le premier pas, qui permettra tous les excès et toute la folie de Dieu. Si on remonte l’enchainement de toutes les causes, c’est par là sans doute que l’on aboutira.

mercredi 3 juin 2015

La voie de la théopathie



« Le mystique chrétien, celui dont la passivité mystique envahit toute la vie, qui ne se satisfait pas d'une communion brève avec la divinité, même si elle illumine et féconde les retours à la vie naturelle — et qui pourtant ne veut point subir comme Dieu intérieur un néant inactif, substitue à l'extase un état plus large, où la conscience permanente du divin ne suspend pas l'activité pratique, où l'action et la pensée précises se détachent sur ce fond confus, où la disparition du sentiment du moi et le caractère spontané et impersonnel des pensées et des tendances motrices inspirent au sujet l'idée que ces actes, ne sont point de lui mais d'une source divine et que c'est Dieu qui vit et agit en lui. L'abolition du sentiment du moi, la conscience d'une vie divine continue, dans l'exaltation et la béatitude, l'inhibition de la réflexion et de la volonté par la spontanéité subconsciente orientée vers la vie et qui livre tout achevées ses inspirations et ses impulsions, caractérisent cet état théopathique. Ce qui ne se prête pas à la déification, les états irréductibles, est rejeté à une nature inférieure, à une conscience comme séparée de la conscience principale.

Cette impersonnalité continue et progressive, qui d'un fond de béatitude et de puissance obscure, laisse surgir comme des décrets absolus et des créations que rien ne prépare, les pensées et les mouvements directeurs d'actions, est un état plus complexe que l'extase et qui satisfait en méme temps aux exigences de l'action et de la contemplation. Il répond à une nature qui ne nie de la vie que la forme individuelle et qui est dirigée vers l'action. Il y a chez les grands mystiques une richesse naturelle, un esprit de conquête, un besoin d'expansion, qui contraste, au premier abord, avec leur intuitionnisme foncier. Le monde leur est prétexte à des états si profonds et si confus que toute conscience du monde s'évanouit, et il leur est prétexte aussi à une action si précise et si énergique qu'elle ébauche un monde nouveau. Prophètes, réformateurs et conducteurs d'homme, ils épanchent au dehors une exubérance d'action, qu'ils subissent ce qui les entraîne : c'est un Dieu intérieur, qui, dans son repos même, opère et qui construit des choses sur un fond d'infinité.

Cette aptitude à la fois à l'intuition et à l'action, cette nature intuitive active est soutenue par une doctrine qui affirme la réalité des choses et la nécessité de l'action. Pour le christianisme le mondo est l'oeuvre de Dieu ; la puissance infinie s'est exprimée dans les êtres. Sans doute il y a dans chaque être une force , qui en s'opposant à Dieu, se fait étrangère à lui ; mais la pénétration de la grâce divine dans l'âme l'enchaîne. Le Dieu créateur et sanctificateur est le principe de la vie naturelle et de la vie surnaturelle ; l'Homme Dieu, le Verbe incarné est la raison du monde et la réalisation parfaite de la grâce divine, le type de l'âme régénérée, la régénération méme. L'action véritable est celle qui imite l'action divine et qui travaille au dedans à la régénération de l'homme, au dehors à celle de l'humanité. De même le Dieu ineffable de la métaphysiquo néoplatonicienne, le Dieu de l'extase est en même temps le Dieu de la vie, le Dieu de la pensée claire et de l'action discursive : il supporte la hiérarchie des formes de l'être, et à chaque degré fait la vie et la solidité.

Le mysticisme chrétien est orienté à la fois vers le Dieu inaccessible, où disparaît toute détermination et vers le Dieu Logos, le Verbe Dieu, raison et sainteté du monde. Malgré les apparences parfois contraires de l'absorption dans le Père, il est au fond le mysticisme du Fils. Il aspire à faire de l'âme un instrument divin, un lieu où la force divine se pose et s'incarne, l'équivalent du Christ, et l'âme désappropriée et déifiée est entraînée par la motion divine aux oeuvres du salut.

Les mystiques chrétiens soutenus par l'exigence de leur nature et par la doctrine qui les enveloppe, ne suppriment donc point l'action, mais seulement l'action individuelle, c'est-à-dire non seulement tous les actes qui relèvent de la concupiscence, mais aussi tous ceux qui ont leur origine dans le sujet lui-même et qu'il s'attribue. Le Quiétisme même, qu'on a si souvent accusé d'inaction et d'oisiveté, ne veut pas renoncer à' agir, mais il veut n'agir seulement que par dépendance du mouvement de la grâce, c'est-à-dire selon un certain type psychologique d'activité.

L'état théopathique, cette sorte de somnambulisme divin, d'automatisme général, dont nous verrons de bien curieuses descriptions, satisfait à toutes les conditions que nous avons dégagées ; dans l'effacement de la conscience du moi, il permet l'action au dehors, et il la fait naître de la conscience même du divin. Les inspirations et les mouvements, qui le traversent et qui semblent venir de Dieu même, sont soutenus par l'influence continue de la doctrine et de la morale chrétienne, qui retiennent la subconscience de l'agitation et de la divagation. »

Henri Delacroix, Les Grands mystiques chrétiens, préface xi-xiii


« Ce terme, forgé de façon savante à partir du grec, est d’un usage fréquent de nos jours, depuis que Henri Delacroix et à sa suite Jean Baruzi, dans leurs études sur les mystiques, ont parlé d’« état théopathique ». Dans les deux cas, «état de pati divina» au XVIIe siècle, «état théopathique » au XXe, cette qualification de la mystique est indéniablement de source dionysienne, comme d’ailleurs l’indique Bérulle en s’adressant aux carmélites « mises en l’état que le grand saint Denys appelle pati divina ». L’expression désigne et nomme l’expérience mystique, mais ne la définit pas parce qu’au vrai elle est indéfinissable. Les pages suivantes tâcheront de suivre les mystiques s’efforçant de dire ce qu’ils expérimentent comme, malgré et contre les mots. Denys ne leur explique pas l’expérience, il leur donne l’exemple de celle de Hiérothée. Qu’elle soit «pâtir» du «divin» ou des « choses divines » (l’emploi du neutre et non du masculin « Dieu » est significatif), à chacun d’eux de l’éprouver et d’en chercher, poussé par une impérieuse nécessité de la parler, l’impossible dire. »

La mystique, Joseph Beaude, p. 26-27

samedi 23 mai 2015

La violence monothéiste



« Dans l’État idéal que décrit le dernier livre de Platon, Les Lois, il n’y a pas de place pour les mécréants. Le philosophe stigmatise ceux qui pensent que le Soleil, la Lune, les astres « sont seulement de la terre et des pierres, et qu’ils sont incapables d’avoir souci des affaires humaines ». Il attaque la « thèse de la non-existence des dieux », en s’en prenant à ceux qui soutiennent que « le ciel tout entier avec ce qu’il y a dans le ciel, ainsi que tout l’ensemble des animaux et des plantes » n’ont pas pour cause « une intelligence, une divinité, une activité créatrice (technè), mais sont le double effet de la nature et du hasard » Cette doctrine est à ses yeux « un terrible fléau pour la jeunesse, tant en ce qui concerne la vie publique des États que les familles des particuliers ». Dans la cité que Platon appelle de ses vœux, si des citoyens se refusent à reconnaître que l’âme existe, qu’elle est antérieure et donc supérieure au corps, qu’il y a une âme du monde qui est « la cause universelle » et que les âmes particulières sont elles-mêmes « des divinités », en bref que « tout est plein de dieux », ils seront punis. La «maladie de l’athéisme » ne peut être soignée. Elle doit être sanctionnée. Les athées « par déraison », qui n’ont pas de « perversité dans leurs sentiments ou dans leur moralité », n’écoperont que de cinq ans de prison. Mais si, une fois libérés, ils récidivent, ce sera la peine de mort. Les incrédules résolus seront emprisonnes a vie et leur cadavre sera jeté sans sépulture hors des frontières de l Etat.Tel est le dernier mot du « divin Platon » ! »

La violence monothéiste, Jean Soler, pp. 79-80

jeudi 30 avril 2015

Jean Soler, l'homme qui a déclaré la guerre aux monothéismes


Michel Onfray : Jean Soler, l'homme qui a déclaré la guerre aux monothéismes

Article dans le Point du 07/06/2012

Polémique. Dans "Qui est Dieu ?" (éditions de Fallois), Jean Soler, philosophe érudit et méconnu, s'attaque aux trois religions monothéistes. Un livre décapant qui va faire débat.

mercredi 25 mars 2015

Deux citations de Lin-tsi

Extrait de Entretiens de Lin-tsi, traduit par Paul Demiéville

17.

a. « On dit de toutes parts, adeptes, qu’il y a une Voie à cultiver, une Loi à éprouver. Dites- moi donc quelle Loi à éprouver, quelle Loi à cultiver ? Qu’est-ce qui vous manque en votre activité actuelle ? Qu’avez-vous à compléter par la culture ? C’est parce qu’ils ne comprennent rien à rien que de petits maîtres puînés font confiance à ces renards sauvages, à ces larves malignes, et leur permettent de parler d’affaires bonnes à entortiller autrui — de la nécessité d’accorder la théorie et la pratique, de veiller sur ses triples actes pour pouvoir devenir Buddha, et autres discours de ce genre comme crachin au printemps. Un ancien l’a dit :

« Si vous rencontrez sur la route un homme parvenu à la Voie,
Surtout ne lui parlez pas de la Voie ! «

« Et c’est en ce sens qu’il est dit :

« Qui cultive la Voie, ne la pratique point ;
Toutes sortes de faux objets prennent naissance à qui mieux mieux.
Quand sort l'épée de la sagesse, il n'y a plus aucune chose ;
Tant que n'apparaît la clarté, c'est l'obscurité qui est claire. »

« C’est pourquoi un ancien a dit : ‘ C'est l'esprit ordinaire qui est la Voie. ' Que cherchez-vous donc, vénérables ? Jamais rien n’a manqué à ces religieux sans appui qui sont là en ce moment devant mes yeux, en toute clarté et bien distincts, à écouter la Loi. Si vous voulez ne point différer d’un Buddha-patriarche, vous n’avez qu’à voir les choses ainsi : là-dessus pas de doute, pas d’erreur ! Celui pour qui d’esprit à esprit il n’y a plus de différenciation, on l’appelle un patriarche vivant. S’il y a différenciation dans votre esprit, c’est que sa vraie nature est séparée de ses marques particulières ; si l’esprit est sans différenciation, nature et marques ne sont pas séparées. »

pp. 98-99



b. On demanda : « Qu’est-ce que l’absence de différenciation d’esprit à esprit ? » Le maître dit : « Dès l’instant même où vous vous disposez à poser cette question, il y a déjà différenciation, et la nature et les marques particulières sont séparées. Ne vous y trompez pas, adeptes : en toutes choses, qu’elles soient de ce monde ou supra- mondaines, il n’y a pas de nature propre, mais pas non plus de nature de naissance : ce ne sont là que des noms vides, et les lettres qui forment ces noms sont vides elles aussi. En reconnaissant pour réels ces noms vides, vous commettez une grande erreur. Et même si ces choses existent, elles sont du domaine des transformations dépendantes (qui servent de points d’appui[1]). Il y a le point d’appui‘ Bodhi’, le point d’appui ‘ délivrance ’, le point d’appui ‘ Trois Corps ’, le point d’appui ‘connaissance des objets ’, le point d’appui ‘ Bodhisattva ’, le point d’appui ‘ Buddha ’. Qu’allez-vous donc chercher dans des ‘ royaumes de Buddha ’ qui sont des transformations, des points d’appui dépendants ? Il n’est pas jusqu’aux Trois Véhicules et au Dodécuple Enseignement, qui ne soient vieux papiers bons à s’essuyer le bran.

Le Buddha est un Corps de Métamorphose fantasmagorique ; les patriarches, ce sont de vieux bonzes. N’êtes-vous pas, vous aussi, nés de votre maman ? A chercher le Buddha, vous vous ferez attraper par ce Mâra qu’est le Buddha ; à chercher les patriarches, vous serez liés par ces Mâra que sont les patriarches. Toute recherche est douleur. Mieux vaut être sans affaires ! »

pp. 103-104

***

[1] Cela fait penser aux "positions adoptées conditionnellement" (S. vyavasthā P. vavatthāna) chez Jñānaśrīmitra, pour désigner quelque chose qui est au-delà de la verbalisation, et qui s'opposent au concept d’une position réelle.

mardi 24 mars 2015

Robert Thurman contre les universitaires



Introduction • p. 23 ABOUT THESE LEGENDARY ACCOUNTS

The attitude and hardened opinion among modem Buddhist studies scholars is that the Indian and Tibetan Buddhist scholars (and perhaps some members of the Shingon Buddhist tradition of Japan) could not manage to notice the difference between Nagarjuna, Aryadeva, and Chandrakirti - the philosopher sages of early and middle first millennium Buddhism - and the adepts by the same names listed here in the ancestral lineage of the Esoteric Community Tantra teachings. This disrespectful opinion about the naivete, or fundamentalism, or whatever else, on the part of the many great intellects to whom it is applied will simply no longer do. It goes along with the long-established, and now perhaps subliminal, "Westerners'" chauvinist idea and racial prejudice that "Eastern" people are to be lumped together with "primitive" people (not to mention that the so-called "primitives" don't fit the caricature either). The idea is that since "Eastern" people have no sense of linear time, no interest in history, and so live in the eternal now of endless cycles, this explains their lack of progress in the sciences and their general social backwardness and economic underdevelopment. Therefore, quite naturally, modem scholars would think that such "backward" people would be so unrealistic, unscientific, and unhistorical as to think that the two Nagarjunas, Aryadevas, and Chandrakirtis could be the same persons. And they think the same about the many other Indian master authors who also wrote both philosophical and exoteric works of solid repute as well as works on the esoteric Tantras (actually most of the great ones did).
The evidence for this truism of contemporary scholars is exclusively the presumed existence and nonexistence of texts. There is absolutely no "hard" evidence at all. The only dating used by modem scholars for these individuals comes from the recorded timing of Chinese or Tibetan translations of texts attributed to them, built upon by a certain amount of intertextual referencing. Texts in India were hand-written on palm leaf pages and never printed until recent times. They would not last too long and would be re-copied over and over, usually every few generations. Root texts and commentaries were often intermingled, so intertextual reference is sometimes an unreliable guide. Spiritual texts in particular were considered more importantly memorized than written, a tradition that came from Vedic practices. Additionally, esoteric texts were kept strictly secret, if committed at all to some handwritten pages. The tradition says that the Tantric traditions were kept hidden without being written down in the human realm for over 700 years.
This is the place to put this contentious issue into a new light (as I will do more in detail below), in the context of this work on the perfection stage of Unexcelled Yoga Tantra, considered by the Indo-Tibetan Universal Vehicle Buddhists to be the most advanced possible scientific and spiritual teaching. Since there is no hard evidence either way as to the dating, life-spans, and historical activities of these eminent personalities, it is more respectful and logical to accept the critical scholarship of the traditional analysts than it is to presume to know better and dogmatically follow our various modern, "Western," and "scientific" prejudices.
The basic presumption is that, since there are no such (we are certainly not) extraordinary, miracle-producing, highly enlightened beings with far-beyond-though-not-dissimilar-to-Einstein genius, no one ever could have been such a person, especially not a "pre-modern," Asian, spiritual person. Indeed the very concept of the enlightenment of buddhahood as the complete and accurate knowledge of the exact nature of reality is preposterous to us on its face. However, we must here confront the fact that the only evidence we have for the rigid opinion that there are no other extraordinary persons up to the inconceivably extraordinary person of a buddha is our own failure to be enlightened in that way. We cannot even say we have the evidence of never having met any such person, since they have the tradition of most often hiding their enlightenment, perhaps to avoid arrest, intrusive dissection, and lethal examination such as the E.T. in the film was about to undergo when he escaped. So we might have met one or two, but were unfortunately unable to recognize them. I do not say I am so enlightened, or that I know I have met any who are, but I am open to the fact that I wouldn 't have recognized one if I saw her or him. So at least I maintain an open mind.
To summarize this argument so far:
1) The presence or absence of texts in the climate of India cannot provide ironclad dating evidence. All the claims of contemporary scholars that there must be two of everybody are just speculation grounded in preconceived ideas.
2) The Tibetan scholars who accept that the two Nagarjunas, two Aryadevas, etc., are the same persons in different eras and contexts is a perfectly good hypothesis until something non-speculative arises to disprove it. A "modernist" presumption of superior perspective is no better than a racist, nationalist, religious, or culturalist one.
3) The whole program of disproving everything "traditional" people think and believe, based on the assumed superiority of our modernist knowledge and culture, is itself obsolete in the postmodern era. A key part of our critical scholarship's quest of objective truth has to be to question the rigidity of our conditioned subjectivities and their biases and blindnesses. Through global warming (over-heating), pollution, population explosion, etc., we are driving the world into extinction with our diseased, ignorance-driven, objectivist science and technology-magnified egocentrist culture. This cannot rationally be considered superiority in knowledge and culture. It will not do to proclaim like the late Richard Rorty that we are ethnocentric, and then just honor that fact by refusing to learn anything about any other culture or look at the world through other eyes and languages and worldviews.
4) The essence of the noble tradition of the Esoteric Community and other Unexcelled Yoga Tantras, as opposed to the Jiianapada tradition and perhaps others, is that the dialecticist centrist worldview goes along with the Unexcelled Yoga lifestyle. It is inner scientific and technological and not merely nonrational and mystical.

Tsong Khapa bows with powerful faith not because he is a fundamentalist -not at all - but because he has met these ancestral adepts personally, he has talked with them. They are immortal on the magic body (māyādeha) plane, like George Lucas's jedi masters, who can walk back and forth through time. So therefore, we need not be over-obsessed with ancillary issues of historicism. My only purpose in even bringing it up myself- in the face of the sharp teeth of all my colleagues' and even students' modernist presuppositions - is only as part of helping the reader break through for a moment their habitual intellectual and even unconscious entrapment in a horizon of preconceptions wherein everything explored in this work of Tsong Khapa and other Tibetan master scholar adepts is some sort of quaint pseudo-magical thinking, primitive superstitious twaddle, perhaps of some interest historically that people were ever so crazy.