Astrologie et philosophie
Telles que le Moyen Age les a connues, l’astrologie, l’alchimie
et la magie étaient un héritage de l’hermétisme populaire dont les écrits les
plus anciens remontent au IIIème siècle avant notre ère. L’astrologie
gréco-égyptienne avait un corpus très étendu qui allait jusqu’à la médecine et
à la botanique - c’est ainsi que les iatromathematika couvertes du nom
d’« Hermès Trismégiste » étaient un ensemble de recettes destinées à prédire
l’issue d’une maladie selon l’état du ciel au moment où elle avait commencé. A
l’époque gréco-romaine, tout particulièrement à l’époque romaine impériale, les
techniques de divination théurgiques avaient inondé le marché de la croyance
religieuse.
Sous le règne de Néron, la magie était couramment pratiquée.
La « descente » du dieu sur terre, sa révélation directe ou indirecte étaient
recherchées par tous les moyens, depuis le « dressage spirituel » - la
concentration ou « ligature » des sens — jusqu’à l’usage de drogues et d
excitants nerveux (fumigations, narcotiques, boissons enivrantes, baumes
appliqués sur les yeux). La lychomancie (apparition du dieu dans la flamme
d’une lampe ou d’une torche), la lécanomancie (apparition du dieu dans l’eau
d’un bassin), le recours aux médiums, la divination goétique (où le dieu
n’apparaît pas, mais « anime un objet » en lui communiquant certains mouvements
ou en changeant certaines de ses propriétés) composaient un arsenal où le
mysticisme hellénistique alimentait son désir de « vision » C’est à ces
pratiques que renvoient, entre autres, les définitions médiévales de la pyromantia
et de l'hydromantia.
Dans le monde du XIIIème siècle, l’aspiration à « voir un
dieu » dans un support quelconque n’était évidemment plus de mise, même si - on
y reviendra - certains astrologues devaient par la suite alléguer une dimension
selon eux incantatoire de l’eucharistie. Ce que l’on attendait de la divination
était moins une mise en contact avec un principe divin qu’une révélation sur la
conduite de l’existence, voire une action, une intervention, susceptible d’en
détourner partiellement le cours. Le savoir, la science ici mobilisés
n’avaient, c’est le moins que l’on puisse dire, rien d’aristotélicien.
Originairement diffusés dans le cadre d’une philosophie subjuguée par les
religions à mystères, entièrement pénétrés par le « sentiment de la misère
humaine » et travaillés par le « désir d’évasion » - ce qui les rendait plus
proches de l’Âne d'or que de L’Éthique à Nicomaque* -, ils ne
pouvaient, même substantiellement renouvelés, apparaître aux intellectuels du
Moyen Age comme dotés d’un sens authentiquement philosophique, du moins si
l’aristotélisme constituait la norme principale de la pensée et de l’action
d’un « intellectuel ».
Il faut cependant reconnaître que nombre de médiévaux ont
accordé le plus grand crédit sinon aux pratiques divinatoires de l’Antiquité
tardive, du moins aux prétentions scientifiques de l’« astrologie libérale ».
C’est le cas, on l’a vu, de Roger Bacon, c’est évidemment aussi celui d’Albert
le Grand, dont le nom a couvert et couvre encore de nos jours toute une série
d’opuscules et de traités d’astrologie savante ou de magie populaire. Comment
expliquer ce phénomène ? La raison en est simple.
Telle que la conçoivent les philosophes du XIIIème siècle,
la partie «judiciaire» de l’astronomie a un sens philosophique parce qu’elle
est solidaire du reste de l’astronomie et parce qu’elle vient, en outre, donner
un contenu précis à la théorie philosophique de l’influence qui organise
la perception médiévale des rapports entre le monde sublunaire et le monde
supra- lunaire.
En tant que branche des mathématiques, la science astrologique
est compatible avec la vision du cosmos transmise par le péripatétisme
gréco-arabe. Le monde de l’astrologue « libéral » est le même que celui du
philosophe : il s’agit du système des sphères célestes, des intelligences et
des âmes motrices des cieux, popularisé en Occident par Avicenne et les commentaires
d’Averroès sur le traité aristotélicien Du ciel, c’est-à- dire une
version péripatéticienne de la théologie cosmique esquissée dans le livre A de
la Métaphysique d’Aristote.
Dans le système des intelligences, chaque sphère céleste,
disposée concentriquement autour de la Terre, étant animée et régie par un
moteur « pensant », la notion d’« influence » jouait un rôle épistémologique
central. La vulgate philosophique du péripatétisme arabe, exposée dans le Livre
des causes, faussement attribué à Aristote, donnait une représentation
d’un monde parfaitement ordonné où la causalité des intelligences séparées, encore
appelée « substances spirituelles», s’étendait à l’ensemble des phénomènes,
depuis la Première Cause jusqu’au dernier ciel où était censée résider la
dernière intelligence, le « trésor des formes », d’où s’écoulait comme d’une
source la double série des formes corporelles et des formes intelligibles, ici
pour illuminer les âmes, là pour organiser et structurer la matière.
Dans un univers de procession universelle où les intelligences
séparées apparaissaient comme les vecteurs de l’activité d’un Dieu unique et
éternel - le Premier Agent -, l’idée d’une influence des astres sur la destinée
humaine pouvait passer pour le complément naturel de la cosmologie, voire pour
le remplissement scientifique de la théologie philosophique.
Penser au Moyen-Âge, Alain de Libera, Points essais, pp.253-255