Les aèdes en effet créaient de vive voix, « non point par mots, mais par formules, par groupes de mots tout faits et d’avance prêts à s’engrener dans l’hexamètre dactylique[1]». Derrière l’inspiration poétique, on devine un long dressage de la mémoire. Les poèmes homériques offrent d’ailleurs des exemples de ces exercices « mnémotechniques », qui devaient assurer aux jeunes aèdes la maîtrise de la difficile technique poétique[2] : ce sont les passages qui sont connus sous le nom de « catalogues ». Il y a un catalogue des meilleurs guerriers achéens, un catalogue des meilleurs chevaux. Le catalogue des armées grecque et troyenne, par exemple, occupe la moitié du deuxième chant de l'Iliade, soit quatre cents vers qui représentent pour un récitant une prouesse véritable.
Mais la mémoire des poètes est-elle une fonction psychologique orientée comme la nôtre ? Les recherches de J.-P. Vernant[3] permettent d’affirmer que la mémoire divinisée des Grecs ne répond nullement aux mêmes fins que la nôtre ; elle ne vise nullement à reconstruire le passé selon une perspective temporelle. La mémoire sacralisée est d’abord un privilège de certains groupes d’hommes organisés en confréries : comme telle, elle se différencie radicalement du pouvoir de se remémorer des autres individus. Dans ces milieux de poètes inspirés, la Mémoire est une omniscience de caractère divinatoire ; elle se définit, comme le savoir mantique, par la formule : « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut[4] ». Par sa mémoire, le poète accède directement, dans une vision personnelle, aux événements qu’il évoque ; il a le privilège d’entrer en contact avec l’autre monde. Sa mémoire lui permet de « déchiffrer l’invisible ». La mémoire n’est donc pas seulement le support matériel de la parole chantée, la fonction psychologique qui soutient la technique formulaire, elle est aussi et surtout la puissance religieuse qui confère au verbe poétique son statut de parole magico-religieuse[5]. En effet, la parole chantée, prononcée par un poète doué d’un don de voyance, est une parole efficace ; elle institue par sa vertu propre un monde symbolico-religieux qui est le réel même.
Quelle est dès lors la fonction du poète ? À quelles fins utilise-t-il son don de voyance ? Quels sont les registres de la parole chantée, entée sur la mémoire ? Quelle est, dans ces registres, la place et la valeur d’Alètheia ?
Traditionnellement, la fonction du poète est double : « célébrer les Immortels, célébrer les exploits des hommes vaillants[6] ». Le premier registre peut s’illustrer par l’exemple d’Hermès : « Élevant la voix, en jouant harmonieusement de la cithare, dont le chant aimable l’accompagnait, il réalisa (krainôn)[7], par sa louange, les dieux immortels ainsi que la Terre ténébreuse ; il disait ce qu’ils furent au commencement et quels attributs chacun d’eux reçut en partage[8]. » Nous sommes sur le plan des mythes d’émergence et d’ordonnancement, des cosmogonies, des théogonies. Mais à côté des histoires divines, il y a dans toute la tradition grecque une parole qui célèbre les exploits individuels des guerriers. Le premier fait notable, c’est donc la dualité de la poésie : à la fois parole qui célèbre l’exploit humain, et parole qui raconte l’histoire des dieux. Ce double registre de la parole chantée peut s’éclairer si on le met en rapport avec un trait fondamental de l’organisation de la société mycénienne. Il semble[9], en effet, que le système palatial était dominé par un personnage royal, chargé des fonctions religieuses, économiques et politiques, mais qu’à côté du roi tout-puissant, il y avait un « chef du laos », qui commandait les hommes spécialisés dans le métier des armes[10]. Dans cet État centralisé, le groupe des guerriers formait une caste privilégiée avec un statut particulier[11]. Si le second registre de la parole correspond parfaitement à ce groupe social spécialisé dans les activités guerrières, quelle relation peut-il y avoir entre les théogonies et le personnage royal ? Les recherches sur la préhistoire des théogonies grecques permettent de répondre à cette question[12]. En effet, si Hésiode a longtemps fait figure de premier témoin d’une littérature théogonique, il ne nous apparaît plus maintenant que comme l’extrême aboutissement d’une longue lignée de récits sur lesquels les témoignages orientaux, hittites et phéniciens permettent de jeter quelque lumière. Le combat de Zeus contre les Titans et la bataille contre Typhée ont suggéré à F. M. Comford de précieuses comparaisons avec les théogonies de Babylone et plus particulièrement avec le combat de Marduk contre Tiamat[13]. La comparaison s’est révélée fort instructive, car Babylone offre l’exemple d’une civilisation où le récit mythique est encore vivant, où il s’articule étroitement à un rituel. Tous les ans, le quatrième jour de la fête royale de Création de la Nouvelle Année, le roi mimait le combat rituel qui répétait l’exploit accompli par Marduk contre Tiamat. En même temps que se déroulait le rituel, on récitait le poème de la Création, l’Enuma Eliš.
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[1] 2. J. Labarbe, op. cit., p. 16.
[2] 3. Cf. J.-P. Vernant, « Aspects mythiques de la mémoire en Grèce », Journ. Psych., 1959, p. 5 sqq. (= MP, p. 55 sqq.).
[3] 4. Cf. J.-P. Ver¬nant, art. cité, pp. 1-29 (= MP, pp. 51-78). Nous ne pouvons suivre A. Setti, « La memoria e il canto », Studi ital. di filologia classica, 1958, pp. 130-171, quand il parle de mémoire « historique », pas plus que nous ne pouvons accepter les remarques de S. Accame, « L’invo- cazione alla Musa e la “Verità” in Omero e in Esiodo », Riv. filol. istruz. class., 1963, pp. 257-281 ; pp. 385-415, sur une prétendue « vérité historique », véhiculée par la poésie. Nous ne sommes pas davantage d’accord avec la thèse centrale de ces deux derniers articles. Sur quelques aspects mythiques de la mémoire dans l’Inde, cf. les très brèves remarques de M. Eliade, « Mythologies of Memory and For- getting », History of Religions, t. II, 1963, p. 329 sqq. (repris dans Aspects du mythe, trad. fr., Paris, 1963, p. 142 sqq.).
[4] 1. II., I, 70 ; Hés., Théog., 32 et 38. Sur ce type de poète-voyant, on verra les pages classiques de F.M. Cornford, Principium Sapientiae. The Origins of Greek Philosophical Thought, Cambridge, 1952, p. 62 sqq.
[5] 2. Cf. infra, p. 115 sqq. où nous étudions les traits essentiels de ce type de parole, commun au poète, au devin et au roi de justice.
[6] 1. Théocrite, XVI, 2, éd. Legrand. C’est le double registre du poète de type hésiodique : Hés., Théog., 100-101.
[7] 2. Sur les valeurs de krainein, cf. infra, pp. 115-125.
[8] 3. Hymne hom. Hermès, 425 sqq.
[9] 4. C’est l’interprétation défendue dès 1955 par L. R. Palmer, Achaeans and Indo-Europeans, Oxford, 1955. Elle a été soumise à la critique, on le sait, par exemple par D. L. Page, History and the homeric Iliad, Berkeley and Los Angeles, 1963 (publié en 1959, comme Sather Clas- sical Lectures), p. 183 sqq. Cf. G. S. Kirk, The Songs ofHomer, Cam¬bridge, 1962, pp. 29 et 36 sqq., et A. Yoshida, « Survivances de la tripartition fonctionnelle en Grèce », RHR. 1964, pp. 21-38.
[10] 1. Dans sa contribution au volume collectif Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Bibliothèque de l’École pratique des hautes études (VIe section), Paris, 1967, M. Lejeune a insisté sur l’importance exceptionnelle des tablettes de la série Sc de Cnossos : quelque 140 « chevaliers » reçoivent de l’administration palatiale armures, chars et chevaux.
[11] 2. Pour les institutions militaires du monde ho¬mérique, l’ouvrage de H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille, 1939, reste essentiel.
[12] 3. On trouvera le dernier état de la question dans H. Schwabl, i.v. Weltschôpfung, R.-E. (1962), Suppl. IX, c. 1433 sqq.
[13] 4. Cf. F. M. Cornford, Principium Sapientiae. The Origins of Greek Philosophical Thought, Cambridge, 1952.
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