« A qui demande : « à quoi sert la philosophie ? », il faut répondre : qui d’autre a
intérêt, ne serait-ce qu’à dresser l’image d’un homme libre, à dénoncer toutes les
forces qui ont besoin du mythe et du trouble de l’âme pour asseoir leur puissance ?
Nature ne s’oppose pas à coutume, car il y a des coutumes naturelles. Nature ne
s’oppose pas à convention : que le droit dépende des conventions n’exclut pas
l’existence d’un droit naturel, c’est-à-dire d’une fonction naturelle du droit qui
mesure l’illégitimité des désirs au trouble de l’âme dont il s’accompagne. Nature ne
s’oppose pas à invention, les inventions n’étant que des découvertes de la Nature
elle-même. Mais Nature s’oppose à mythe. Décrivant l’histoire de l’humanité,
Lucrèce nous présente une sorte de loi de compensation : le malheur de l’homme
ne vient pas de ses coutumes, de ses conventions, de ses inventions, ni de son
industrie, mais de la part de mythe qui s’y mélange et du faux infini qu’il introduit
dans ses sentiments comme dans ses œuvres. Aux origines du langage, à la
découverte du feu et des premiers métaux, se joignent la royauté, la richesse et la
propriété, mythiques dans leur principe ; aux conventions du droit et de la justice,
la croyance dans les dieux ; à l’usage du bronze et du fer, le développement des
guerres ; aux inventions de l’art et de l’industrie, le luxe et la frénésie. Les
événements qui font le malheur de l’humanité ne sont pas séparables des mythes
qui les rendent possibles. Distinguer dans l’homme ce qui revient au mythe et ce
qui revient à la Nature, et, dans la Nature elle-même, distinguer ce qui est vraiment
infini et ce qui ne l’est pas, tel est l’objet pratique et spéculatif du Naturalisme. Le
premier philosophe est naturaliste : il discourt sur la nature au lieu de discourir sur
les dieux. A charge pour lui de ne pas introduire en philosophie de nouveaux
mythes, qui retireraient à la Nature toute sa positivité Les dieux actifs sont le mythe
de la religion, comme le destin le mythe d’une fausse physique, et l’Etre, l’Un, le
Tout, le mythe d’une fausse philosophie tout imprégnée de théologie.
Jamais on ne poussa plus loin l’entreprise de « démystifier ». Le mythe est toujours
l’expression du faux infini et du trouble de l’âme. Une des constantes les plus
profondes du Naturalisme est de dénoncer tout ce qui est tristesse, tout ce qui est
cause de tristesse, tout ce qui a besoin de la tristesse pour exercer son pouvoir.
De Lucrèce à Nietzsche, le même but est poursuivi et atteint. Le Naturalisme fait
de la pensée une affirmation, de la sensibilité une affirmation. Il s’attaque aux
prestiges du négatif, il destitue le négatif de toute puissance, il dénie à l’esprit du
négatif le droit de parler en philosophie. C’est l’esprit du négatif qui faisait du
sensible une apparence, c’est encore lui qui réunissait l’intelligible en Un et en Tout. Mais ce Tout, cet Un, n’était qu’un néant de pensée, comme cette apparence
un néant de sensation. Le Naturalisme, selon Lucrèce, est la pensée d’une somme
infinie dont tous les éléments ne se composent pas à la fois, mais, inversement
aussi, la sensation de composés finis qui ne s’additionnent pas comme tels les uns
les autres. De ces deux manières, le multiple est affirmé. Le multiple en tant que
multiple est objet d’affirmation, comme le divers en tant que divers objet de joie.
L’infini est la détermination intelligible absolue (perfection) d’une somme qui ne
compose pas ses éléments en un tout ; mais le fini lui-même est la détermination
sensible absolue (perfection) de tout ce qui est composé. La pure positivité du fini
est l’objet des sens ; la positivité du véritable infini, l’objet de la pensée. Aucune
opposition entre ces deux points de vue, mais une corrélation. Lucrèce a fixé
pour longtemps les implications du naturalisme : la positivité de la Nature, le
Naturalisme comme philosophie de l’affirmation, le pluralisme lié à l’affirmation
multiple, le sensualisme lié à la joie du divers, la critique pratique de toutes les
mystifications. »
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